Greek Crisis

dimanche 26 septembre 2021

Le Poète et son Roi



Nous passons parfois à côté de l’essentiel, y compris dans le travail mémoriel. Ainsi, pour les cinquante ans de la mort du poète Georges Séféris, rares ont été les médias qui en Grèce s’en sont souvenus. Le diplomate déjà Séféris avait fait sonner comme il l’avait pu, la grande alarme, s’agissant autant de Chypre, de la Grèce et en réalité de notre piètre humanité.

Georges Séféris, poète et diplomate, 1900-1971

Georges ou en grec Yórgos Séféris, s’est éteint il y a tout juste un demi-siècle ; déjà gravement malade, le poète doit être hospitalisé en juillet 1971 au grand hôpital public d’Athènes Evangelismós pour être opéré du duodénum. Il meurt de complications post-opératoires le 20 septembre de la même année.

C’est en lui rendant hommage qu’en ce septembre 2021 nous avons revisité le site d’Asíni. Car on explore parfois l’histoire ou le mythe aux bons endroits. Asiné donc, citadelle située en Argolide, non loin de Nauplie, avec son acropole côtière mycénienne, elle a été d’abord fouillée par l’archéologue Suédois Axel W. Persson entre 1922 et 1930.

Asíni lors des fouilles, années 1920

Mais alors elle devient autant connue à travers la poésie un peu plus tard, lorsque Yórgos Seféris composera entre 1938 et 1940 son poème “Le Roi d’Asiné”, donnant encore matière à l'éphémère de l'existence humaine, à la peur qu’à la fin de la vie il ne reste plus rien de l’action d’un homme, ni de ses pensées et encore moins de ses sentiments, plus rien de sa personnalité pourtant méticuleusement façonnée.

Le roi d'Asiné, dont le nom nous est inconnu, et qui a contribué au corps expéditionnaire des Grecs pendant la guerre de Troie, est depuis complètement oublié. Que sa vie soit pleine d'expériences et de bonheur ou non, il s’est éteint sans laisser la moindre trace. Séféris le sait. Et Homère, le seul qui aurait pu épargner son nom de l’oubli, ne l’a pas fait, peut-être parce qu’il n’a pas jugé assez important que de le mentionner. Cette pensée, la pensée que la vie d'une personne peut être complètement oubliée, incarne alors l'essence du poème.

Asíni lors des fouilles, années 1920

Parole du poète exprimant autant un sentiment d’inutilité. Le vide sous le masque d'or d’un roi oublié, celui d'Asiné, motif dominant du poème, car Séféris se rend compte qu'au-delà, il n'y aurait guère d'autre garantie, ni prolongement de ce qui constitue une vie et une existence humaines.

Comme il a été autant remarqué à juste raison ailleurs: “Parfois un bout de terre en Grèce prend une grande signification, capable de mettre tout en question et de changer notre perception du monde. C’est le cas du poète Georges Séféris: Deux mots dans l’Iliade d’Homère, ‘Et Asiné’, et une visite des rares vestiges de l’Acropole de la vielle ville d’Asiné, ont suffi pour lui faire sentir le poids de l’histoire, la poussière du temps, la vanité du pouvoir, et la nostalgie d’une vie, d’une utopie, qui a chaque instant nous échappe ; Ils ont suffi pour qu’il écrive un de ses plus beaux poèmes, ‘Le Roi d’Asiné’.”

La vue depuis l'Acropole. Asíni, septembre 2021

“Les fouilles archéologiques ont permis de révéler l’activité de la ville depuis la période proto-helladique, IIIème millénaire, puis pendant les périodes mycénienne, géométrique, archaïque et hellénistique. Vers 700 av. J.-C. la ville a été complètement détruite par les Argiens et ses habitants furent forcés à la quitter. La cité a néanmoins très vite retrouvé un nouveau souffle. Les murs de l'Acropole, avec leurs vastes tours, datent de la période hellénistique, IIIème siècle avant JC, et ont a été reconstruits à l'époque byzantine.”

Temps long, durées fragmentées. “Le Roi d’Asiné est certes une invention pure et simple de Séféris. On ne connait rien de ce Roi, aucune information historique, aucune représentation. Mais c’est exactement cela qui inspire Séféris, le manque des vestiges anciens, leur disparition. Tout ce qui reste sont les deux mots d’Homère, ‘Et Asiné’, qui font référence à la participation de la ville à la guerre contre Troie avec quelques navires. Mais Séféris arrive à tout reconstituer avec l’aide du paysage qui reste le même depuis des millénaires avec ses fragments d’Histoire. D’un coup la vérité de la condition humaine est révélée sous le soleil ardent de l’été...”.

Photo prise par Séféris. Asíni, années 1930

Durant la Seconde Guerre Mondiale et l’Occupation, la place a été de nouveau fortifiée et un poste d’observation et de mitrailleuses avait été installé par les militaires Italiens dans le rocher et sur le site. Fragments d’histoire ayant désormais défiguré le site à jamais, et que Séféris a pu connaître juste à temps deux ans plus tôt. Actuellement, on y expose également des photos sur l’Argolide pendant l’Occupation et la Seconde Guerre Mondiale; décidément, on retrouve parfois l’histoire multiple... aux bons endroits.

Durant la Seconde Guerre Mondiale à Asíni

‘Et Asiné...’
Iliade, II, 560
Nous avons tout le matin, fait le tour de l’acropole,
Commençant du côté de l’ombre, là où la mer
Verte, sans éclat - poitrail de paon tué -
Nous accueillit comme le temps, sans faille aucune. Les veines du rocher descendaient de très haut Ceps nus, aux sarments enchevêtrés que ranime Le contact de l’eau, tandis que l’œil en les suivant Luttait pour échapper au bercement fastidieux En perdant ses forces sans cesse.

Du côté du soleil, un grand rivage déployé,
Et la lumière limant ses pierreries sur les hautes murailles.
Pas un être vivant, tous les ramiers partis,
Et le roi d’Asiné, que nous cherchions depuis deux ans,
Inconnu, oublié de tous, même d’Homère
- Un seul mot dans l’Iliade et encore, incertain -
Jeté là comme un masque d’or funéraire.
Tu l’as touché, te souviens-tu du son qu’il rendit, creux
Dans le jour comme une jarre sèche dans le sol excavé.
Et dans la mer, le même son sous nos rames.
Le roi d’Asiné, un vide sous le masque
Qui ne nous quitte plus, qui ne nous quitte plus, derrière un nom
‘Et Asiné... Et Asiné’...
et ses enfants, statues,
Et ses désirs, envols d’oiseaux, et le vent
Dans les béances de ses pensées, et ses navires,
Mouillés dans un port disparu
Un vide, sous le masque.


Traces de la Seconde Guerre Mondiale à Asíni. Septembre 2021

Derrière les vastes yeux, les lèvres incurvées, les boucles
Incisées sur le couvercle d’or de notre vie,
Un point obscur cheminant comme un poisson
Dans la paix du large et de l’aube, et tu le vois:
Un vide qui ne nous quitte plus.
Et l’oiseau qui s’est envolé l’autre hiver
L’aile brisée,
Asile de la vie,
Et la jeune femme qui s’en alla jouer
Avec les canines de l’été,
Et l’âme qui cherche en piaillant le monde souterrain,
Et ce pays comme une grande feuille de platane qu’emporte le torrent du soleil,
Avec les monuments anciens et la tristesse du présent.

Le poète s’attarde à regarder les pierres et s’interroge:
Existe-t-il
Parmi ces lignes déchiquetées, ces crêtes, ces pics, ces courbes et ces creux,
Existe-t-il
En ce lieu où se croisent les routes de la pluie, du vent et de l’usure,
Existe-t-il le mouvement du visage, la silhouette de la tendresse
De ceux qui ont diminué si étrangement dans notre vie,
De ceux qui sont restés, ombres de vagues, pensées dans l’infini du large ?
Ou peut-être ne reste-t-il plus rien que le poids,
La nostalgie du poids d’un être vivant
Là où nous demeurons à présent, sans substance, ployés
Comme les branches du saule sinistre
Tassées dans le long désespoir
Tandis que le courant jaune charrie lentement dans la boue des joncs déracinés,
Image d’une face figée dans la résolution d’une amertume éternelle,
Le poète, un vide.

Le soleil porteur du bouclier montait en guerroyant
Et du fond de la grotte une chauve-souris effrayée
Se heurta à la lumière comme la flèche au bouclier:
‘Et Asiné... Et Asiné’... Était-ce, alors, ce roi d’Asiné
Que sur l’acropole nous avons recherché avec une telle minutie
En effleurant, de nos doigts, parfois, les pierres que lui-même put toucher ?
“Le Roi d’Asiné”, Traduction Jacques Lacarrière et Égérie Mavráki

Côté baignade. Asíni, septembre 2021

Asiné, site fouillé par l’archéologue Axel Waldemar Persson, d’ailleurs ami de Yórgos Séféris, et c’est autant un moment décisif dans la vie du poète. Ensemble, ils avaient souvent visité le site à la fin des années 1930. Le poète avait alors réalisé une photo de sa compagne nue, elle fut publiée beaucoup plus tard. Sa liaison avec Marô Zánnou se confirme, elle deviendra son épouse le 10 avril 1941. La cérémonie de mariage a eu lieu sous l’Acropole, au quartier de la Pláka, au lendemain de l'Occupation allemande de Thessalonique, et bientôt de toute la Grèce. On cherche parfois l’histoire ou la vie aux bons endroits en dépit des circonstances.

Les lettres échangées par le couple ont été nombreuses, jusqu'au 22 juillet 1971, date à laquelle Séféris a été admis à l’hôpital d’Evangelismós à Athènes; il avait présenté des symptômes ulcéreux. Il est décédé le lundi 20 septembre de la même année. Deux jours plus tard, ses funérailles se sont transformées en une marche silencieuse contre la dictature des Colonels, il y a déjà et tout juste 48 ans.

“Póros, le 22 août 1938. Mon homme. Bonjour. J’ai tant de lettres à écrire mais je ne peux pas, je commence par toi, et après je penserai encore à toi, toujours toi. Je suis au lit posée, j’y resterai toute la journée... Je me souviens de Toló, encore de Toló, même si notre matelas était fait d’algues, posées sur des planches en bois au coin de notre chambre. Combien c’était dur et combien tu dormais alors si bien ! Tu étais si facile à t’endormir, comme ici sur ton lit si étroit où tu te sentais roi. C’est bizarre, ce mot ‘roi’, il me revient sans cesse. Penses-tu que c’est à cause de notre Roi d’Asiné ?”, lettre de Marô à Séféris 1936-1940, correspondance publiée entre 1989 et 2005, Toló est une bourgade près d’Asiné.

Les olives de l'année. Asíni, septembre 2021

Pendant la dictature des colonels, Séféris rompt son silence le 28 mars 1969 dans sa célèbre déclaration à la radio de la BBC quand il a déclaré que la junte était un désastre pour le pays. Il considérait que la langue comme le pays entier, était bâillonné, aussi, écrivait-il, il avait cessé de publier. Ses propos ont fonctionné comme un appel et un signal. La junte des colonels, visiblement bouleversée par cette évolution, va saisir le titre d'ambassadeur d'honneur de Séféris et le droit d'utiliser son passeport diplomatique.

Tout le monde a déjà appris et sait que dans les dictatures, le début peut sembler facile, mais la tragédie attend inévitablement la fin. Le drame de cette fin nous tourmente, consciemment ou inconsciemment comme dans les anciennes paroles d'Eschyle. Plus l'anomalie persiste, plus le mal progresse”.

Nous voilà prévenus. Cette année, à Asíni comme partout ailleurs en Argolide les olives qui arrivent à maturité ont manqué d’eau. “La récolte na va pas être à la hauteur et notre huile sera plutôt amère”, préviennent déjà les habitants. Signe des temps ?

Asíni donc, son roi incertain, immortalisé par Yórgos Séféris, la poussière fragile du temps, la vanité du pouvoir, et toute la nostalgie d’une vie, et sans doute d’une utopie.
La nostalgie d’une vie. Argolide, septembre 2021

* Photo de couverture: La vue depuis l'Acropole. Asíni, septembre 2021