Greek Crisis

dimanche 20 juin 2021

Adieu Plutarque



Les empires si fiers qu'ils soient, deviennent à terme fatalement plus vaniteux qu’à leurs débuts. Sauf qu’ils ne sont pas éternels, inversement des phénomènes naturels qui sont parfois à l’origine de certains usages humains, lesquels enfin traversent les siècles. On se souviendra à ce propos du passage de Sylla par les thermes d’Édipsos, ou Edepse en l’île d’Eubée, car le célèbre général et homme politique romain de la fin du IIe et du début du Ier siècle av. J.-C. en avait un grand besoin. Autant que nous !

Entre beauté et oubli. Édipsos, juin 2021

Grâce à la curiosité intelligente d’une famille participant à mes propositions de découverte de la Grèce Autrement et “sur-mesure”, sortant si possible des chantiers battus, nous avons revisité la deuxième grande île grecque après la Crète qu’est l’Eubée, bien proche de la péninsule de l’Hellade.

Et nous avons été comme on dit, servis. Douceur et déjà calme à Édipsos, illustre bourgade du thermalisme... refroidi sous le contexte actuel, car en ce moment les visiteurs sont rares. Près du kiosque de plage enfin sans cohue, longeant la corniche et ses hôtels construits vers la fin du XIXe siècle, le soleil est plus qu’apprécié ; kiosque, qui d’ailleurs en a connu bien d’autres heures de gloire par le passé.

Sous le kiosque de plage. Édipsos, juin 2021

L’atmosphère est plutôt étrange, de nombreuses tavernes situées sur ce littoral du nord de la grande île sont fermées, certaines n’ouvriront plus, et d’autres, le seront plus tard dans la saison, car les visiteurs, Grecs comme étrangers “ne sont pas encore de la partie” comme nous le disent les habitants à la première occasion. Consolation pourtant et de taille, nos... matous du pays sont toujours de saison, comme partout en Grèce.

Thermalisme... refroidi, et l’on peut se promener pendant des heures, parcourir des kilomètres sur la plage sans rencontrer le moindre baigneur. La plage... enfin sans son plagiat, celui des bars et de leur bruitage, dit “musique”. En tout cas pour l’instant.

Nos matous, sont toujours du pays. Eubée, juin 2021

Non loin d’Édipsos, les curieux, à destination des Lichadonísia font alors complétement défaut. Seul sur l’embarcadère, le capitaine de la navette attend déjà le mois de juillet. “C’est plutôt mal parti, mais nous ne baissons pas encore les bras. Dans la vie, il faut ramer”. Il fait visiter ce complexe d’îles volcaniques dont de grandes parties ont été submergées par un important tremblement de terre en 426 av. J.-C., une bien vielle histoire encore.

Seul sur l’embarcadère. Eubée, juin 2021

D’après la mythologie, les Lichadonísia ont été formés par le corps de Líchas. C'est lui qui apprend à Déjanire, l'amour du héros pour Iole, fille du roi Eurytos. Déjanire le charge alors de remettre à son mari Hercule - Héraclès, la tunique empoisonnée de Nessos, qu'elle croit contenir un philtre puissant. Mais sitôt qu'il la revêt, Héraclès sent son corps se consumer.

Pensant à une perfidie de Lichas, il l'attrape par le pied, le fait tournoyer et le précipite dans la mer d’Eubée. Des membres de son corps ont été donc formés les Lichadonísia. Sauf que l’embarrassant emballage actuel, y vend les Lichadonísia comme étant l’unique synonyme d’une beauté... “qui défie même les Caraïbes”. Les Caraïbes, Dubaï, Mýkonos... autant de terminaux terminant l’homme occidental. Destination... finale. Lichas en son temps mythique, n’avait été qu’un petit amateur finalement.

En tout cas, à travers cette réalité grecque... ainsi mise “sous vide”, la curiosité intelligente des participants à mes découvertes du pays, a été plus que satisfaite. Premiers visiteurs enfin de sortie, après plusieurs mois de confinement, ce n’est pas rien. Ou alors sinon, recréation calculée d’un presque dernier été grec, marquant l’essor... de l’ultime voyage avant la numérisation finale. Qui... sait.

Le kiosque par le passé. Édipsos, années 1960 (presse locale)

En tout cas, Édipsos est toujours un haut lieu du thermalisme en Grèce. Déjà dans la “Vie de Sylla”, Plutarque nous donne un aperçu de ce qui s’y pratiquait largement durant l’Antiquité. “Sylla, pendant son séjour à Athènes, fut pris d’une douleur aux pieds, accompagnée d’engourdissement et de pesanteur, que Strabon appelle le bégaiement de la goutte. Il se fit porter par mer à Édepse, pour prendre les bains chauds. Là il passait les journées entières dans la société des acteurs et des musiciens”.

Carte postale du siècle dernier. Édipsos, 1926

Le grand chroniquer antique, évoque autant ces lieux dans ses “Œuvres morales”.

Edepse, en Eubée, est un endroit où il y a des eaux thermales; et c'est un séjour tellement favorisé de la nature, si abondamment pourvu de tout ce qui peut procurer des plaisirs honnêtes, qu'on y construit de toutes parts des bâtiments et des lieux de réunion. Évidemment c'est aujourd'hui le rendez-vous commun de la Grèce. On y prend beaucoup de gibier, tant en volatiles qu'en animaux terrestres”.

Parcourir... des kilomètres sur la plage. Eubée, juin 2021

La mer n'y alimente pas moins copieusement un marché, où les tables se fournissent avec profusion. Au long de la côte, les eaux claires et profondes nourrissent des poissons aussi excellents que nombreux. Mais le plus beau moment pour la contrée, c'est quand le printemps est dans tout son éclat. Nombre de visiteurs s'y rendent à l'époque de cette saison. On s'y reçoit les uns les autres au sein d'une complète abondance ; et, grâce à un doux loisir, on y organise de fréquents entretiens, dont la littérature fait les frais”.

Comme Callistrate l'orateur se trouvait en ce lieu, il était bien difficile de souper ailleurs que chez lui. Il n'y avait pas moyen de résister à ses bienveillantes instances; et le soin tout gracieux qu'il mettait à réunir ensemble les personnes les plus aimables rendait sa société délicieuse”.

Manque de clients. Grèce, juin 2021

Souvent il prenait plaisir, comme Cimon entre les Anciens, à traiter un grand nombre de convives de tout pays. Constamment, pour ainsi dire, il imitait Céleus qui, le premier, dit-on, organisa une réunion journalière de personnes remarquables par leur rang et par leur mérite, réunion à laquelle Céleus donna le nom de Prytanée”.

Ainsi, d’après la mythologie... toujours utile, Athéna offre à Hercule les eaux thermales d'Édipsos, en cadeau. La déesse demande à son frère, Héphaïstos, de faire remonter les eaux thermales à la surface pour que... notre héros puisse se reposer et se soigner après chaque exploit. Et par un coup d'Héphaïstos donné dans les entrailles de la terre, les sources thermales d'Édipsos se mirent à jaillir.

Hercule, Édipsos et le thermalisme. Publicité vers 1930

Cependant, au-delà du mythe, il n'y a pas de données historiques bien précises quant à construction et à l’utilisation des thermes d'Édipsos. Ce qui est certain, c'est que les eaux chaudes étaient connues avant le IVe siècle av. J.-C., selon déjà les descriptions de Strabon. Hippocrate est d’ailleurs celui qui a introduit l'hydrothérapie comme méthode de guérison de nombreuses maladies, faisant de la cure thermale un besoin fondamental des personnes en bonne santé et naturellement, des malades. Et à l'époque romaine, les thermes ont bien prospéré.

Édipsos accueille alors de nombreux empereurs, généraux et sénateurs tels qu'Hadrien, Marc-Aurèle et bien entendu Sylla. Au fil du temps cependant, les bains se transforment en orgies romaines. Progressivement, durant la si longue Antiquité tardive, la prédominance du christianisme entraîne la fermeture des stations thermales. Au fil du temps, le christianisme reconnaît pourtant la valeur des bains et de nombreux monastères sont construits à proximité des thermes. En effet, certains maniements humains traversent les siècles.

Scouts marins. Fête nationale. Édipsos, 25 mars 1961

Et dans une Grèce enfin délivrée des Turcs, Édipsos est libérée en 1835. À la fin du XIXe siècle, des architectes de renom, entreprirent de dessiner le nouveau plan des rues de la ville. Le développement touristique de la région commence en 1896, lorsque Erríkos Tombázis construit l'hôtel “Thermes de Sylla”.

Des célébrités, comme l’homme politique Elefthérios Venizélos, le poète Kostís Palamás et après 1945, Churchill, Onassis, Greta Garbo, Omar Sharif, ont fréquenté les lieux. Entre-temps, dans les années de l’occupation allemande, les installations hôtelières des thermes ont participé... malgré elles, du rétablissement des blessés de la Wehrmacht.

Depuis, les scouts marins d’Édipsos ont de leur temps vaillamment célébré les fêtes nationales du pays. Enfants alors de la génération du capitaine Yórgos, de lui comme de son caïque, un beau chalutier traditionnel ; ils doivent sans doute encore bénéficier de la protection des divinités. Espérons-le, en tout cas.

Le chalutier du capitaine Yórgos. Édipsos, juin 2021

Nous avons ainsi salué la ville et son thermalisme, empruntant le petit ferry reliant Édipsos à Arkítsa, sur le continent grec. Il fut encore un temps, cette liaison n’existait pas, car comme en août 1955, les voyageurs regagnaient la côte d’en face en caïque, comme nous le rappelle ce rare petit film de cette époque. On se souviendra surtout à ce propos du passage de Sylla par les thermes d’Édipsos... maintenant que “le monde va donc sombrer dans l’inintelligence artificielle et le stade terminal de l’idiocratie”, si l’on suit en tout cas, l’analyse de Nicolas Bonnal et de son ami Lucien Cerise.

Empruntant le ferry. Édipsos, juin 2021

Certes, les empires si fiers qu'ils soient ne durent pas éternellement. Thermalisme... refroidi, car l’on peut se promener pendant des heures, parcourir des kilomètres sur la plage sans rencontrer le moindre baigneur.

Sauf que l’idiocratie chez l’homme élitomorphe, n’est pas prête à disparaître.

Adieu Plutarque, adieu Sylla, adieu... leur société délicieuse ! La relève est sûrement là... mais c'est l'affaire des dieux, ce n'est pas la nôtre !
La relève. Grèce, juin 2021

* Photo de couverture: Édipsos, en l’île d’Eubée. Juin 2021