dimanche 9 mai 2021

Greta Garbo et son mythe grec



Le pays se fait beau et propre. Les premiers touristes, bien rares il faut dire, ceux de l’incertaine saison 2021 sont déjà de la partie. Ils sont si heureux. Et même si les Grecs ne peuvent toujours pas se déplacer entre “leurs” régions ; sous le soleil, on fait mine d'oublier que les gouvernements actuels sont les derniers exécutants... de l’actuel Empire. Fort heureusement, si ce n’est que pour l’image à retenir, nos chalutiers prennent toujours le large après avoir réparé leurs filets. Du poisson, il y en a. Du moins pour certains, les journées restent rythmées par les mises à l'eau du chalut... car pour ce qui est du salut, mieux vaut ne pas en parler.

Les premiers touristes. Péloponnèse, mai 2021

Dernière convivialité grecque, pour l’instant encore sauvée coûte que coûte, et d’abord en dehors des grandes villes. Surtout, nous apprécions ces moments, de nouveau passés ensemble dès que possible, quand par exemple nous revenons sur les matérialités des lieux et des hommes, sur leurs petites histoires ; le tout naturellement, avant les dernières... mutations imposées. Qu'on se le dise, la sociabilité grecque n’est pas morte.

Ainsi, invités de la sorte chez des amis de la région de Galatás, sur ces côtes du Péloponnèse situées juste en face de l’île de Póros, les moments s’y prêtaient à l’exercice et ils n'ont pas manqué de nous étonner. Par les temps qui courent, c’est important.

Entre les oliviers, les citronniers et les chats, mais d’abord entre amis ; nous avons pour commencer évoqué et même relu à l’occasion certaines des pages du “Journal” de Yórgos Séféris ; tenu de 1925 à sa mort en 1971, publié en Grèce de façon posthume.

Car le poète, ce premier Grec à recevoir le Nobel en 1963, avait séjourné à plusieurs reprises dans la région. C’était par ces autres temps si agités entre 1930 et 1950, sauf pendant les terribles années de la Seconde Guerre mondiale, car Séféris, en sa qualité de diplomate, il avait suivi le gouvernement grec... sous l’entier contrôle britannique, en Égypte et en Afrique du Sud.

La période de l’immédiat après-guerre que Séféris a vécue par moments dans la région de nos amis, principalement à Póros, fut pratiquement la dernière pour le poète. Par la suite, sa carrière déjà, l’a éloigné de ce vieux Péloponnèse que l’on dit mythique. Ou sinon, rappelons encore combien ces lieux et leurs hommes, ont tant été affectés par ces événements tragiques et subséquemment par le “progrès” touristique, pour ainsi... basculer dans un autre signifiant. Notons seulement que pour ces extraits choisis du “Journal” de Séféris, la traduction et l’introduction sont ici de Malamatí Soufarápis.

Nos chalutiers prennent toujours le large. Péloponnèse, mai 2021

1946 est une année cruciale dans la vie de Séféris, haut fonctionnaire pris dans la tourmente d’une guerre civile particulièrement cruelle. En effet, la trêve de la Libération n’aura duré que quarante-cinq jours pour les Grecs. Dès le mois de décembre 1944, une lutte acharnée commence entre les organisations armées de la gauche, qui avaient mis en place la puissante résistance contre les Allemands, et les royalistes aidés par les Anglais, relayés en 1947 par les Américains. La guerre civile ne prendra fin qu’en 1949, avec l’anéantissement des forces de gauche et l’exil de dizaines de milliers de Grecs”.

Ce rappel historique est nécessaire pour comprendre l’état d’esprit de Séféris qui, après avoir tenté de servir encore une fois son pays pendant dix-huit mois, comme directeur de cabinet du Régent, demande et obtient un congé de deux mois. Éprouvé physiquement et nerveusement par ce travail, ne supportant plus l’atmosphère délétère qui règne dans les milieux politiques, Séféris avait des motifs pour prendre cette décision. L’annonce du référendum du 1er septembre, qui devait autoriser le retour du roi, ne fait que la précipiter”.

Póros en face, île du golfe Saronique, mai 2021

C’est à Póros, île du golfe Saronique à quelques heures d’Athènes, qu’il trouve refuge avec sa femme Maró, dans une demeure au nom prophétique, Sérénité. C’est là qu’il écrira, lors de son second séjour à Póros, d’octobre à début décembre, La Grive, poème crucial dans son œuvre: le poète a pris les traits d’Ulysse dont il décrit l’aventure intérieure. À Póros, la fréquentation de gens simples, le sentiment d’harmonie avec la nature et l’expérience fondatrice de la lumière -lavent- le poète des heures noires vécues à Athènes. Cette catharsis permet et accompagne l’écriture de La Grive dont nous suivons le développement dans ces fragments du Journal”.

Séjour à Póros - Vendredi 3 août”.
Au Ministère, hier matin: impression d’être dans un hôpital où l’on respire des relents de médicaments. Sensation aiguë, qui me saisit aux narines, de me trouver dans un asile pour névrosés d’un type particulier. Leurs paroles, leurs discordes, leurs colères, leurs réactions, - sans fondement. Comme je tenais à peu près ce discours à un ami, il remarqua: -C’est toute la Grèce qui est ainsi-. Pauvre Grèce !

Je commence à penser sérieusement - et cette pensée me torture affreusement - qu’après l’événement sans précédent d’une concentration de l’hellénisme sur le sol grec, durant l’entre-deux-guerres, seule la possibilité d’une nouvelle diaspora permettra aux Grecs d’accomplir quelque chose. Aujourd’hui nous observons clairement les symptômes psychologiques de naufragés affamés sur un radeau à la dérive. Ils cherchent à s’entre-dévorer: Le Radeau de la Méduse”.

Et d’abord entre amis. Péloponnèse, mai 2021

Dimanche 11 août. Póros, Sérénité”.
Je me suis enfin dégagé d’Athènes vendredi dernier sur la péniche militaire Sophadès. Voyage lent, grande chaleur: peu m’importe, puisque je pars”.
Mardi 13 août - Je compte les jours - quand je les compte - comme un avare. Quand je pense à Athènes: cauchemar, un bruyant cauchemar. Póros n’est pas mon lieu. Bien qu’il appartienne aux quelques endroits de villégiature grecs où j’ai un passé, ce n’est pas mon lieu assurément. D’ailleurs, il y a dix ans, quand je venais d’Égine, je l’appelais -chambre à coucher de cocotte-. Póros a quelque chose de Venise: canal, communication entre les maisons par barque, opulence, nonchalance, tentation des sens, bois de citronniers etc. - lieu pour amants célèbres du monde entier”.

Il est 4h30 de l’après-midi. Il fait chaud. Je suis descendu dans la salle à manger, après m’être aspergé de quelques seaux d’eau. Tandis que j’écrivais, Aglaópi est passée en maillot de bain, légère comme une danseuse, sortant de la mer. Elle dit: -Je n’arrivais pas à dormir. Sur sa peau des gouttes d’eau de mer”.

Mine marine de la Seconde Guerre mondiale... reconvertie. Péloponnèse, mai 2021

Hier soir vers 8 heures, pour la première fois depuis que nous sommes arrivés, nous sommes allés faire des courses au village, avec Maroulí qui est partie ce matin. Je me suis amusé - comme si je n’étais plus moi-même - en observant le mouvement du port, les barques et les grands bateaux à moteur ancrés à quai. La voile d’une petite barque avait en son milieu le dessin mal exécuté d’une jeune fille. Le pilote, laid, dit: -C’est ma fiancée. De la matière pour Elýtis”.

Des magasins et des épiceries avec beaucoup d’atmosphère, des chromos et autres peintures, des marchandises incroyables. Un salon de coiffure qui s’appelle Ève. Au-dessus du visage d’un client recouvert d’une épaisse mousse de savon, l’image d’Adam, d’Ève, du serpent, de l’arbre, de la pomme - et tout ce qui s’ensuit. Le coiffeur, de petite taille, attentif, le rasoir à la main, ressemblait étonnamment à Adam, celui des chromos. Combien de rouille ai-je à retirer de sur mon corps?

Citronnier. Péloponnèse, mai 2021

En ce 2021, nous avons donc évoqué l’histoire locale avec nos amis. La guerre, celle des années 1940 est aussi passée par là, à l’image de presque toutes les guerres ayant bouleversé l’espace grec. Son histoire leur fut d’abord racontée par leurs parents, témoins directs des faits, et à l’occasion des retrouvailles, nous avons également revisité les pages si bien documentées du chroniquer local Vassílis Koutoúzis. Enfin, Nikoléta, la chatte et d’ailleurs ses petits étaient naturellement de la partie.

En avril 1941, des Stukas piquaient sur Póros et des Bataillons de la mort occupèrent les lieux pour sitôt supprimer toutes les autorités locales. Dès leur premier jour ici, les Allemands ont installé des sentinelles pour contrôler les navires et les embarcations qui entraient et qui sortaient, tout comme ils ont placé des barrages sur les routes. Les embarcadères de Póros et de Galatás, d'où partent toujours les bacs entre les deux rives, ont été également mis sous contrôle permanent. Ils ne nous ont plus laissé passer. Notre libre circulation a ainsi pris fin... comme un peu en ce moment”.

Nos parents nous disaient souvent qu’en cette époque, la peur était omniprésente. Les occupants gouvernaient d’abord sous le régime de la peur. Et cette peur alors elle culminait chez les habitants, chaque fois que la sirène retentissait à Póros, ou lorsque des coups de feu se faisaient entendre. Ceux -là justement que les Allemands tiraient si souvent en l'air pour effrayer la population”.

Nikoléta... et même ses petits. Péloponnèse, mai 2021

Pourtant, pendant l'Occupation, notre hameau si peu habité sous les oliviers était pour une fois plein de monde. Non seulement les familles des propriétaires s’y rejoignaient, mais aussi beaucoup de leurs amis étaient autant venus, déjà parce qu'ils n'avaient rien à manger dans les villes, ni même à Póros. Ici, ils plantaient des légumes, ils élevaient des poulets et des chèvres, ils faisaient leur propre fromage. Sans oublier les olives et leur huile. C'est alors ainsi qu'ils ont réussi à survivre: ces petits fermiers parfois improvisés, avaient de l'huile, du blé et même bien davantage que cela. Sauf que tout était conservé dans de cachettes et non pas à domicile, car les Allemands, aidés de leurs sbires, fouillaient partout, et tout ce qu’ils trouvaient, ils nous le prenaient”.

Mon père qui fumait à l’époque, il a... de ce fait énormément souffert. Déjà le café manquait et beaucoup se le... fabriquaient à partir de pois chiches ou de graines de caroube, après les avoir torréfiés. Pour les cigarettes par contre, c’était bien plus grave. Une cigarette était vendue un million de drachmes. De nombreux fumeurs avaient trouvé des graines de tabac et ils les avaient secrètement plantés ; car voyez-vous, la culture du tabac était interdite - et ainsi petit à petit, ils faisaient face à leurs besoins. Nul doute, que pour survivre en ces temps si durs, les gens devaient appartenir à la tribu des débrouillards”.

Mais alors naturellement, les temps ont changé après la guerre. À partir des années 1970, des étrangers qui avaient déjà acheté des terrains ici, ils ont construit des villas. Parmi ces célébrités, les Rothschild ont souvent séjourné ici, de même que Greta Garbo. Elle fréquenta ce beau coin durant près dix ans... chaque été avant sa mort, mais toujours sous pseudonyme. Enfin, Henry Goüin ce patron de l’industrie en France, avait acheté et fait construire dans le coin, et même Olaf Palme, le Premier ministre assassiné de Suède, était parmi les invités disons célèbres. Oui, Henry Goüin, l’industriel, mélomane et mécène français, président-fondateur de la Fondation Royaumont a adopté notre coin, autant donc en faire bon usage... pour ses amis initiés”.

Greta Garbo dans les années 1930 (presse locale)

Et pour ce qui est de Greta Garbo, “ceux qui l’ont connu ici se souviennent de son esprit simple, calme, bon et agréable, une dame qui aimait aussi les blagues”.Chaque matin, elle se levait à 6 heures et elle faisait du yoga. Elle prenait son petit-déjeuner avant de partir pour de longues promenades, de la villa jusqu’à la départementale, vêtue d'un pantalon, d’un chapeau de paille et de lunettes très noires - elle avait un problème avec ses yeux”.

Elle aimait beaucoup marcher et ne se fatiguait pas - mais elle ne voulait pas être reconnue. Elle séjournait chez les Goüin et avec le temps, elle a éprouvé une sympathie particulière envers le couple de Grecs qu’y travaillaient, pour Bábis Dardaganídis - et pour sa femme Olga. Greta avait d’ailleurs surnommé Bábis en plaisantant” “un -petit papillon”- “et alors un jour, elle l'a embrassé sur la joue lui disant:” -“Tu l'as obtenu gratuitement, d’autres auraient payé des millions”.

Elle ne voulait pas du tout parler du passé, du cinéma, ou de ses films. Et quand Olga lui a posé la question, elle a répondu: -Oubliez mon Olga, car je les ai oubliés, de même que son implication dans les services secrets britanniques durant la Seconde Guerre mondiale”.

Greta Garbo en Grèce dans les années 1960 (presse locale)

Année 2021, bien entamée. Entre les oliviers, les citronniers et les chats, “Sérénité”, la demeure au nom prophétique a été vendue, elle n’est donc plus visitable. Yórgos Séféris n’est plus, et Greta Garbo ne reviendra pas se promener sous les citronniers.

Et quant à la fréquentation de gens simples, ou alors du sentiment d’harmonie avec la nature et l’expérience fondatrice de la lumière qui nous lavent des heures noires vécues désormais pratiquement partout, c’est déjà une bien autre histoire.

Seulement voilà, le pays se fait encore beau et propre, sauf que nous observons clairement les symptômes psychologiques de naufragés affamés sur un radeau à la dérive. Ils cherchent à s’entre-dévorer... ou plutôt pour certains d’entre eux, à se faire définitivement dévorer par l’Empire. Seul l'avenir nous dira si nous sortirons gagnants de cette guerre face à lui.

En attendant, nous avons salué nos amis et avons emprunté le chemin menant vers notre bourgade. Car, quand le soir tomba sur les oliviers, Nikoléta, pas très rassurée, avait déjà caché ses petits dans le four à bois. C’est toute la Grèce qui est ainsi. Pauvre Grèce!
Nikoléta avait déjà caché ses petits. Péloponnèse, mai 2021

* Photo de couverture: Le pays se fait beau et propre. Péloponnèse, mai 2021