Greek Crisis

jeudi 21 décembre 2017

Peau de vache



La météo du moment prévoyait de la neige, y compris sur Delphes. Le vieux pays, à ses lumières fondamentales quasi-éteintes prépare ainsi son Noël maintenant qu’Apollon n’est plus. L’autre lumière, celle du jour diminue chaque jour davantage puisqu’on en parle d’ailleurs jusque dans les bistrots. En Thessalie, la neige tombe déjà en plaine. Les habitants s’y préparent... et la politique disparaît... remarquablement de l’immédiateté évidente (sauf pour les médias). Loin d’Athènes, cet accablement quotidien réellement existant est visiblement moindre. C’est finalement de saison.

Rocade déserte. Thessalie occidentale, décembre 2017

En ville de Trikala on respire en ce moment le froid... et parfois l’odeur des grillades, tandis que l’affluence dans les rues est forte. Il y a d’abord les habitants des villages et bourgades des environs lesquels s’y rendent pour effectuer leurs emplettes, s’agissant tout de même et avant tout de l’alimentaire, la viande d’abord, puis, il y a les étudiants originaires de la région. Comme de coutume, ils retrouveront les foyers... ancestraux thessaliens pour Noël, et plus généralement durant ces fêtes de fin d’année.

Comparé à ses splendeurs de l’été, le grand marché traditionnel du lundi qui se tient à Trikala-centre, semble pourtant déserté, et il l’est dans un sens. On y découvre en ce moment ces petits producteurs venus des villages du coin qui s’y installent pour vendre parfois leurs quatre cageots de légumes supportent le tout sous un froid glacial, et sous la neige. Ils s’empresseront surtout pour tout remballer plus tôt que prévu... face au Général hiver.

Pendant ce temps, les rocades de l’ex-département restent désertes (les départements ont été supprimés lors de la réforme de l’automne 2010, durant les premiers mois... de l’avènement de la Troïka en Grèce), les habitants ne circulent d’ailleurs plus au-delà du nécessaire, et cela, seulement pour se rendre au chef-lieu Trikala.

Il y a enfin ces autres visiteurs très motivés, prêts... à participer au “Moulin des esprits”, grand événement de la ville de Trikala à chaque période de Noël depuis 2011 . Entre parc d’attraction et foire commerciale, les esprits et leur moulin (un véritable moulin hérité de la Première révolution industrielle à vrai dire), incarneront le supposé Zeitgeist du moment, certains commerçants seront plus que satisfaits, puis à la fermeture du parc début janvier, la ville... retrouvera peut-être ses esprits. Entre-temps dans la région, les vieux ponts du 16ème siècle resteront toujours illuminés, et autant oubliés de tous, vivement l’été 2018 !

Le marché à Trikala. Décembre 2017

Le même marché à Trikala en août 2017

Pont du 16ème siècle. Région de Trikala, décembre 2017

Pont du 16ème siècle. Région de Trikala, août 2017

“Le Moulin des esprits”. Affiche, Trikala, décembre 2017

Tandis que l’affiche municipale vante toutes les vertus de Trikala... en sa qualité de “ville-capitale de Noël” (il fallait sans doute y penser), c’est sous le lustre des fées comme de celui des autres esprits, que toutes nos apories demeurent. Au-delà du superficiel, la paupérisation grignote ici aussi les êtres, les esprits, les liens, voire, même les familles. “Nous sommes fatigués des idioties, nous ne fréquenterons plus les idiots, nous ne fréquenterons pas non plus ceux qui n'ont rien à nous rapporter en termes de valeur ajoutée, spirituelle ou matérielle, notre temps et notre énergie vitale ne sont plus à gaspiller comme durant l’avant la crise”, estime F., médecin généraliste à Trikala.

En somme, la dite “crise”, a rendu les liens entre les Grecs, plus éclectiques, en réalité plus cyniques, et il faut aussi tenir compte de l’impossibilité de pratiquer une certaine sociabilité, déjà tout simplement par manque de moyens. Derrière les apparences de cette vitrine de la ville à une certaine sociologie souvent ostentatoire joliment vêtue et paradant dans la rue principale devenue piétonne depuis près de 20 ans, il y a cette dégradation des liens, le départ d’un quart de la population jeune des villages vers l’étranger, rien que pour y travailler. Il y a enfin cette recrudescence des crimes et délits... petits, moyens et alors parfois même grands.

Car comme d’habitude... le cerveau humain (reptilien... comme paléo-tropique) sait paraît-il inventer. D’après la presse locale , c’est au petit matin du 16 décembre, que des... assaillants suffisamment effrontées, n’ont pas hésité à pénétrer dans une étable, pour y abattre une vache... et ensuite partir avec de sa viande, 400 kg tout de même.

Ce... double crime s’est déroulé à Diasello, village de Trikala, tandis que le fermier qui s’était rendu sur les lieux quelques heures plus tard pour effectuer ses tâches quotidiennes, n’en croyait pas à ses yeux, face à l’énormité de ce qui lui était arrivé et depuis, la police enquête. Décidément... humanité en peau de vache !

Aux Météores. Région de Trikala, décembre 2017

Ville de Tríkala. Décembre 2017

Région de Trikala. Décembre 2017

Crimes en série, et à Athènes cette fois-ci, un policier détaché à la garde rapprochée de l’ex-Premier Ministre Kostas Simítis, a récemment abattu et dans l’ordre, son épouse, sa belle-mère, ainsi que sa fille... âgée de trois ans, avant de se suicider. C’est autant l’événement le plus commenté... dans la presse ces derniers jours , sauf que les portraits psychologiques à tout va sont déjà moins évidents post mortem. D’après le reportage, il y aurait aussi ce différent, entre le policier et sa belle-mère au sujet d’un appartement que cette dernière se refusait à transmettre à sa fille, c’est-à-dire au couple.

La dite “crise grecque”, est en réalité cette nouvelle situation métastasique d’un capitalisme outrancier et déjà métanthropisé, car il coule dans les veines des individus divisés... en indivision, lorsque les sociétés sont déjà coulées. Ce capitalisme donc de l’hybris (le pléonasme est évident), lequel n’aura d’abord rien arrangé quant aux apories et autres hérésies sociales et sociétales grecques, (il) aura au contraire réactivé (ou activé) ou telle violence inique au sein de la société, que désormais il va falloir se monter bien prudent à de maintes circonstances de la vie courante. Sur les trottoirs, sur les parkings, en conduisant, pour ne citer qu’un petit échantillon parmi les faits et les méfaits quotidiens.

Car diviser pour régner c’est aussi cela, d’autant plus, que le pays où jadis la Pythie pouvait encore livrer ses oracles, pas forcément inutiles, ce pays a déjà connu une terrible guerre civile entre 1944 et 1949, dont les séquelles ne sont pas toutes effacées.

Ainsi, le petit village thessalien aux apparences alors paisibles, a tout de même perdu près du tiers de sa population (1.300 habitants) depuis la dite “crise” en 2010. Ses jeunes ont alors émigré, essentiellement en Allemagne, pendant que l’oisiveté obligée, l’immobilisme, le marasme et parfois même le crime et les délits, ont tendance à remplacé une matérialité économique encore patente il y a encore quelques années.

Paysage thessalien. Décembre 2017

Rue piétonne. Trikala, décembre 2017

Vendeur ambulant de boisson chaude. Trikala, décembre 2017

Sur le marché. Trikala, décembre 2017

Tasso par exemple, la mamie du voisinage comme on la nomme ici, celle qui vit entourée de quatre chats, elle est désormais bien seule dans le monde des bipèdes que nous sommes. Entre 2010 et 2017 et dans l’ordre de la microhistoire si événementielle qui est la sienne, son premier fils paupérisé a été d’abord emporté par un épisode cardiaque, puis son deuxième fils s’est suicidé en prison (version officielle des faits) après avoir tenté d’assassiner sa belle-mère (décidément...). Le mari de Tasso, lui, il a été emporté par un cancer, tandis que la petite file de la vieille femme... se trouve incarcérée pour trafic de stupéfiants. Sans son mari, Tasso a ainsi vendu tous leurs moutons, petite histoire encastrée de la sorte dans la grande. “C'est notre époque telle qu'elle est devenue qui change alors tout... je regrette nos moutons”, me dit alors Tasso, c’est possible.

Grèce... Terra Incognita ! Thessalie ayant connu la fin de la domination de l’Empire ottoman en 1881, Trikala à quelque kilomètres seulement du village de Tasso, les touristes du moulin des esprits, les rues piétonnes fréquentées, toutes ses réalités en vitrine que Tasso ne visite jamais. Disons que c’est l’hiver, en météo comme en politique, lorsque pour ne citer que deux exemples de l’actualité des médias (hors météo), le “gouvernement” Tsipras vient de faire voter une loi pour ainsi faire incarcérer de manière... automatique tout citoyen qui aurait eu l’idée d’entraver le... bon déroulement de la vente aux enchères (en cours) de tant de biens immobiliers saisis par les banques ou par le fisc.

Ce même “gouvernement”, qui fait alors supprimer d’une chaîne de télévision privée, la dernière émission satyrique vraiment gênante pour ces marionnettes nommées politiques, “gouvernement” et “opposition” compris . Le prétexte avait été... travaillé depuis juin 2017, lorsque 25 députés SYRIZA avaient dénoncé cette émission (dont les journalistes sont ouvertement situés à gauche) “comme étant une émission aux débordements sexistes et anti-démocratiques” .

Thessalie 1881-1981. Monument à Trikala, décembre 2017

Chats nourris. Région de Trikala, décembre 2017

Quincaillerie. Trikala, décembre 2017

Femme sur le marché de Trikala, décembre 2017

Le mémorandum Tsipras. Presse grecque, décembre 2017

La météo du moment prévoyait de la neige aussi sur Delphes et sur Trikala-ville, c’est de la neige tout court qui tombe. Le vieux pays aux lumières fondamentales quasi-éteintes (autant on dirait que le... grand restant géopolitique) prépare ainsi son Noël, maintenant qu’Apollon n’est plus. Le poète Yórgos Séféris dans un texte de 1961 consacré à Delphes , évoque alors cet épisode déjà relaté par Plutarque de la mort de la Pythie, épisode également rappelé par Katrin Solhdju, historienne et philosophe des sciences dans un article oublié en 2014:

“Au premier siècle de notre ère, vers 80 ou 90, un accident dramatique est survenu au temple d’Apollon à Delphes: la mort de la Pythie. Plutarque décrit l'épisode en ces termes: ‘À la fin, complètement bouleversée, elle s’élança vers la sortie avec un cri insensé et effrayant, et se jeta à terre, mettant en fuite non seulement les consultants, mais encore le prophète Nicandre et ceux des hosioï (‘saints’) qui se trouvaient là. Rentrés quelques instants après, ils la relevèrent alors qu’elle avait repris ses esprits et elle ne survécut que peu de jours.’ Quels événements ont précédé cet incident, quelle est la cause de l’effrayant accès de folie de la Pythie qui entraîna sa mort?”

“D'après Plutarque, la mort de la Pythie est la conséquence directe de manipulations rituelles non autorisées de la part du personnel du temple: ‘Des consultants étant venus d'un pays étranger, la victime, à ce qu'on raconte, avait reçu les premières aspersions sans bouger et sans s'émouvoir (...), puis, comme les prêtres redoublaient de zèle et la pressaient à l'envi, à force d’être inondée et comme noyée, elle finit à grand-peine par se rendre.’ Les préliminaires, les préparations et les dispositifs qui devaient avoir lieu, avant que la Pythie ne puisse être consultée, avaient une place et un sens capital dans la liturgie pratiquée à Delphes.” (...)

“Pour s’assurer des bons augures avant qu’elle ne commence à rendre les oracles, il fallait, préalablement à chaque question posée à la Pythie, sacrifier un animal. Mais ces sacrifices, à leur tour, n’étaient possibles qu’après d’autres préliminaires. Les animaux devaient passer une épreuve qui servait à savoir si l’on pouvait passer à l’étape suivante. Seulement si la chèvre, en sautant, avait hérissé les poils de la nuque, le taureau mangé de la farine ou le sanglier des pois chiches, on savait que la Pythie pouvait être consultée, c’est-à-dire qu’elle était en mesure de rentrer en relation avec le dieu et que celui-ci était de son côté prêt à donner l’inspiration nécessaire à son instrument, la prêtresse. L’animal offert en sacrifice ne pouvait donc être sacrifié qu’après avoir donné son accord.” (Katrin Solhdju, Huffington Post, 2014).

Sapin de Noël. Trikala, décembre 2017

Chez Tasso. Région de Trikala, décembre 2017

Sur la terrasse d’un café. Trikala, décembre 2017

Yorgos Séféris souligne le fait que la chèvre dans l’épisode raconté, n’a ni frissonné, ni hérissé les poils de la nuque, comme relevant d’un tournant. Car Plutarque penseur étonnant, n’est toutefois pas uniquement philosophe. Vers 96 (de notre chronologie), il accède à la prêtrise delphique, une fonction hautement honorifique. Cette rencontre entre le philosophe platonicien et le prêtre de Delphes s’est traduite de manière unique dans une série de textes regroupés traditionnellement sous l’appellation de Dialogues pythiques .

Pour Séféris (en 1961), “le récit de Plutarque coïncide avec l’époque de la fin des idoles. Au temps de Plutarque (premier siècle de notre chronologie), les visiteurs de Delphes étaient encore animés par une croyance qui s’amaigrissait certes d’année en année, toutefois, leurs traditions, elles furent plutôt partagées, un peu comme à Jérusalem à notre époque. Aujourd’hui, la croyance commune n’est plus, tandis que chez les visiteurs qui se rendent actuellement à Delphes, chacun entend affirmer ses propres mythes personnels.”

Nous sommes loin du temps où les animaux semblaient encore... donner tout leur accord. Maintenant qu’Apollon n’est plus, il s’avérerait que ce sont les humains qui ont donné... l’accord de leur propre sacrifice, d’ailleurs autophage, pour ne pas évoquer sinon le sort de la planète. Comme le fait remarquer Paul Jorion dans sa chronique hebdomadaire sur son blog, “(...), ce qui apparaît de plus en plus, c’est qu’il est bien tard. Déjà dans le bouquin de Servigne et Stevens, ils avaient laissé entendre qu’on avait pris un très mauvais tournant à la fin du XVIIIe siècle, au tout début de la révolution industrielle. Alors, si c’était à nous de changer quelque chose qu’on aurait dû en fait changer à la fin du XVIIIe siècle, bien entendu, on ne peut pas le faire. Les informations qui viennent nous font penser que sauver la planète pour la survie d’un grand nombre ou même d’un nombre quelconque d’êtres humains à sa surface, c’est peut-être raté.”

C’est aussi le temps qu’il fait, et en cette Thessalie profonde la neige tombe tandis que ses animaux adespotes se couvrent comme ils peuvent, sur les terrasses des cafés, derrière les vitres, ou sinon, devant les celles des boucheries de la ville.

Boucherie. Trikala, décembre 2017

Héraclès (Hercule) derrière la vitre. Trikala, décembre 2017

Hiver à Tríkala. Décembre 2017

Le manteau neigeux en cette Grèce du centre et (déjà) du nord fait désormais la ‘Une’ de la presse athénienne de ce jeudi 21 décembre.

Le vieux pays, celui aux lumières fondamentales quasi-éteintes prépare son Noël. Loin d’Athènes, l’accablement quotidien réellement existant est visiblement moindre. “C'est notre époque telle qu'elle est devenue qui change alors tout” me dit alors Tasso. “Mon enfant, cette neige qui tombe, elle finira par fondre”.

Trikala, son “Moulin des esprits”... ses esprits moulinés. Neige et... peau de vache !

Devant la vitre d'une boucherie. Trikala, décembre 2017




* Photo de couverture: Thessalie occidentale. Décembre 2017