Le compositeur, poète et essayiste Mános Hadjidákis a rejoint sa rue des rêves le 15 juin 1994. En ce 15 juin 2016, le Troisième Programme de la radio publique (ERT) dont il fut en son temps son meilleur directeur, s’en souvient, et nous avec. Émissions spéciales, anecdotes et en fin de soirée, un concert lui sont consacrés. Preuve si l’en faut, que le... pays n’a pas (encore) perdu toute sa mémoire.
Le piano de Mános Hadjidákis, ERT, Athènes, 2013 |
Mános Hadjidákis est né le 23 octobre 1925 dans la ville de Xanthi, au nord de la Grèce, dans la région de la Thrace, d’un père avocat originaire de Crète et d’une mère née à Andrinople sous l’Empire Ottoman. Pour le grand public du monde entier, il est connu pour avoir reçu en 1961 l'Oscar de la meilleure chanson, pour sa chanson du film “Jamais le dimanche” de Jules Dassin avec notamment Mélina Merkoúri au premier rôle.
Esprit libre, ayant résisté au sein de la jeuneuse communiste durant l’Occupation Allemande (celle... de 1941 à 1944), il a rapidement réalisé combien et comment les... fondements des espaces et temps idéologiques du siècle qui fut entièrement le sien, conduiraient tôt ou tard à l’impasse qui est déjà la nôtre. Il s’est lié par la suite d’une certaine amitié avec Konstantinos Karamanlis de la très vieille droite grecque ; cependant, Mános est resté avant et après tout un... électron alors trop libre pour ceux de la droite comme pour ceux de la gauche grecque lesquels ont en vain tenté à le “juger”.
Sa musique. ERT, Athènes, 2013 |
“La Guerre des Boutons”... à Athènes en 2016 |
En cette autre époque, contemporaine de la “Guerre des Boutons” en France, Mános Hadjidákis est déjà extrêmement populaire en Grèce, à l’égal de Míkis Theodorákis, et on lui doit l'introduction de la musique populaire (en grec on dit “laïque”) du chant Rebétiko, chanson populaire fleurissait dans des villes grecques, surtout au Pirée, autour des réfugiés venus d'Asie mineure en 1922 et du bouzouki, dans la culture d’une composition plus classique.
Sa conférence donnée en 1948 sur ce sujet (en pleine Guerre Civile il faut le noter), est restée célèbre car il avait secoué le monde musical officiel grec, justement sur le Rebétiko, considéré comme étant une musique des bas-fonds méprisée, car interprétée souvent par des musiciens... consommateurs de cannabis. Hadjidákis a pour la première fois troublé ce stéréotype, à travers son juste hommage rendu aux compositeurs tels Márkos Vamvakaris et Vassílis Tsitsánis.
Mános, a par la suite adapté certains classiques du Rebétiko dans son œuvre pour piano “Six tableaux folkloriques” (1951), et des années après, au soir de Noel de 1979, il avait reçu dans son studio du Troisième Programme le compositeur de la chanson populaire et virtuose du bouzouki Yórgos Zambetas. Ils ont joué et improvisé ensemble comme jamais jusqu’à ce jour. Le hasard (?) a fait que l’enregistrement de cette émission historique avait été perdu des archives de l’ERT, mais grâce à un auditeur anonyme lequel avait enregistré l’émission le son fut été retrouvée.
Taverne d'un autre temps. Athènes, 2016 |
Une certaine mode ! Athènes, juin 2016 |
Micro d'époque. ERT, Athènes, 2013 |
Mános a vécu une enfance mouvementée. Après le divorce de ses parents, il s’est installé à Athènes en suivant sa mère en 1932. Cette époque, ainsi que les années 1940 l’ont considérablement marqué. Les difficultés relationnelles entre ses parents ont toutefois apporté à Hadjidákis “matière” pour ce qui deviendra par la suite de sa sensibilité musicale et poétique:
“Je suis le rejeton de deux personnes qui, pour autant que je sache, n’ont jamais coopéré sauf quand ils ont décidé de me concevoir. C’est pourquoi j’ai en moi des milliers d’éléments contradictoires et toutes sortes d’avantages et d’inconvénients. De ma mère, j’ai hérité chaque énigme, que j’ai essayé de résoudre toute ma vie. Sans ses énigmes je ne serais pas un poète”, avait-il déclaré beaucoup plus tard lors d’une interview.
Certaines premières œuvres de Mános Hadjidákis furent des musiques pour des mises en scène de Károlos Koun au Théâtre des Arts d'Athènes, une collaboration qui a duré plus de 15 ans. La Grèce entière devrait ainsi se remémorer de l’étonnante histoire de l’adaptation des “Oiseaux” par Károlos Koun en 1959 (la célèbre comédie grecque antique écrite par Aristophane, représentée aux Lénéennes en 414 avant notre chronologie, joyeuse utopie politico-religieuse parodiant l'origine du monde selon la secte des orphiques).
Impasse... à Athènes. 1959... et 2016 |
Taverne à Athènes et les... animaux. Juin 2016 |
Chanson grecque à Athènes. Juin 2016 |
La représentation, pour laquelle la musique avait été écrite par Mános Hadjidákis et les éléments de la scène dessinés par le grand peintre Yannis Tsaroúchis, a eu lieu le samedi 29 août (1959) au Théâtre d’Hérode Atticus, construit au pied de l’Acropole d’Athènes en 161 (de notre... temps), en mémoire de sa femme Régilla, morte en 160.
Le “scandale” fut énorme. Le gouvernement (de droite - Karamanlis) sous la pression de la presse et du “sentiment religieux”, a jugé la pièce comme étant “outrancière vis-à-vis de notre foi chrétienne la plus profonde, et en même temps, comme une exécrable tentative de faire passer Aristophane pour un communiste”. De son côté, la presse de gauche et plus précisément “Avgí” (quotidien SYRIZA actuellement), a trouvé la représentation “trop esthète et élitiste”. La pièce fut aussitôt interdite... et il a fallu attendre de nombreuses années avant sa... résurrection, si possible fidèlement à l’esprit d’origine. Autres temps... à la censure ainsi directe !
En cet autre temps qui est bien le nôtre, la vraie belle chanson grecque se fait rare dans les rues d’Athènes, oubliée et surtout paraphrasée par les enfants même du Pirée. Les touristes observent l’Acropole du toit de leurs hôtels, tandis que dans certaines tavernes il est conseillé de ne pas nourrir les animaux adespotes (sans maître). La liberté aura toujours un prix... et ainsi certaines apparences !
Au Pirée. Juin 2016 |
Touristes à Athènes. Juin 2016 |
Café dans une île. Grèce, 2013 |
En 1961, Mános Hadjidákis s’est refusé de recevoir l'Oscar de la meilleure chanson, pour sa chanson “Les enfants du Pirée” et pour le film “Jamais le dimanche” de Jules Dassin, ne le considérant pas comme étant le seul représentatif de son œuvre. “J'aime mon pays qui m'a fait, et ainsi j'ai aimé cette chanson comme j'ai également aimé toutes mes autres chansons”, avait-il déclaré devant... la plus grande surprise journalistique du moment.
Le 22 août 1991, Mános Hadjidákis a donné un concert resté mémorable à l’île de Kastelórizo, saluant la fin de toute une époque, la sienne et sans doute... la nôtre dans un sens.
À la mort de Nino Rota, il aurait dû écrire des musiques pour les films de son ami Federico Fellini, mais à cause de ses propres problèmes de santé cette collaboration ne se réalisa jamais.
Mános Hadjidákis décède ainsi le 15 juin 1994, après plusieurs années de diabète et de problèmes cardiaques. Son œuvre, sa “Rue des Rêves”, demeure depuis un miracle diachronique.
En mer Égée un soir de 2013 |
Le Troisième Programme de l’ERT lui rend alors hommage en ce 15 juin de l’autre temps. Mános, avait fait de cette radio une institution culturelle originale et révolutionnaire, toujours éloigné du politiquement correct au goût de certains. Il a été d’ailleurs remplacé en 1981... au moment du PASOK triomphant.
Le compositeur des Enfants du Pirée et de tant d’autres enfants ne se faisait d’ailleurs guère d’illusion quant au sens de l’histoire. “Notre liberté... elle a toujours été factice, cependant, nous avons l'obligation de nous battre pour elle, de lutter pour cette illusion durant chaque époque... humaine”, avait-il déclaré lors d’une interview accordée quelques années avant sa disparition physique.
Mános Hadjidákis. Photo ERT, 2013 |
Déjà après la fin de la guerre (celle de 1939-1945), Mános Hadjidákis esprit... adespote, il avait abandonné ses études universitaires et musicales.
“Au cours de la période d'occupation Allemande, j'ai décidé que les cours de musique étaient inutiles dans le sens où ils me détournaient de mes objectifs initiaux qui étaient de communiquer, de transmettre et de disparaître.”
Adespote, Athènes, juin 2016 |
* Photo de couverture: Mános Hadjidákis (1925-1994)