Greek Crisis

dimanche 5 janvier 2014

Au manoir des esprits



En Thessalie occidentale c’est encore un temps des vœux. Court moment festif qui ira jusqu’à la fête de la Théophanie (6 janvier), une pause suffisamment imbriquée dans la longue durée. Et cette dernière, surtout sous les... aboutissements de la crise, devient alors plus “incalculable” que jamais comme on dit ici. Ainsi, “on ne calculera plus le long terme” ce qui ne veut pas dire que les habitudes ne s’adaptent pas au contexte nouveau... et déjà vieux de presque quatre ans.

Ville de Trikala, le 3 janvier

Finalement, “notre crise” serait en train de vieillir (et de nous vieillir), indiscutablement, elle prend de l’âge. À Trikala, chef-lieu du département homonyme, il y a foule depuis décembre dernier. Mon ami Dimitri explique que c’est toujours à cause du “Manoir des esprits”, la nouvelle attraction saisonnière inaugurée en 2012 sous la tutelle de la Municipalité et incarnée pour l’essentiel par les nombreux commerçants du Temple. “Les gens accourent depuis les départements voisins et les régions limitrophes, souvent en autocar en excursion semi-organisée car ils ne peuvent guère voyager plus loin. On évoque déjà plusieurs milliers de visiteurs et ce n’est pas terminé”.

Passants et résidents se montrent insouciants, de nombreux étudiants sont aussi de retour pour passer les fêtes en famille, certains émigrés et de très fraîche date aux pays des salaires réellement existants mais bien de chez nous, se sont offert comme premier cadeau un bref séjour au pays. Tel Sotiris notre cousin par alliance, qui avec son épouse et leurs deux enfants ont émigré à Zurich depuis déjà un an. “C'est le jour et la nuit. Nous sommes bien accueillis et nous constatons même que le coût de la vie en Suisse est moindre qu'en Grèce toute proportion gardée, et comparativement aux salaires versés. Au travail, nous pratiquons l'anglais et nous poursuivons une formation pour mieux apprendre l’allemand”. Sotiris, professeur d’éducation physique est aussi technicien spécialisé dans le bâtiment, Anastasia son épouse exerce dans l’hôtellerie et la restauration.

Le marché. Trikala, le 3 janvier

Marchands du Temple. Trikala, le 3 janvier

Sauf que Sotiris et les siens avaient déjà quitté Trikala et le village à la veille du nouvel an. Ils ont fait un dernier tour en ville et arpenté l’immuable rue du marché pour ainsi saluer les leurs, nos fruits de saison et notre crise avec. Katina, la grande sœur de Sotiris croit savoir que son frère et sa belle-sœur avaient sangloté en les quittant et ceci pour la première fois, ce que mon cousin Yannis, l’époux de Katina, réfute devant témoins mais sans trop convaincre.

Yannis est un artisan en faillite qui n’oserait pas cesser officiellement son activité car il s’estime arrivé “à deux ans de l'âge de la retraite”. Et comme il n’arrive plus à être à jour dans ces cotisations face à la Sécurité sociale et autant vis-à-vis du fisc, ses dettes s’accumulent. Pour le reste, il a mieux installé ses poules, il s’est procuré trois brebis et il bricole à la demande ici ou là. L’autre jour il avait installé la scène pour une troupe de Théâtre d’amateurs à Kalambaka.

Café à Trikala, le 3 janvier

Sur le marché. Trikala, le 3 janvier

Ces gens sont venus représenter leur pièce sous les Météores. Ils sont bénévoles et amateurs mais ils sont bons. Ils ne gagneront pas d'argent, hormis indirectement, par l'hospitalité de la Municipalité, se résumant surtout à quelques repas offerts. Je comprends pourquoi à Athènes il y a un tel engouement pour le théâtre amateur. D’ailleurs Samaras et les autres politiciens sont autant des acteurs amateurs sauf que leur théâtre est fort mauvais”.

C’est vrai que les Météores attirent toujours les visiteurs et que les monastères des lieux-dits et des cieux secrets ne connaîtraient pas trop la crise. En plus et d’après Yannis, “nous nous sommes habitués désormais à notre nouvelle situation et tout le monde s’y fait”. Pourtant le changement dans certaines habitudes est perceptible, telle cette revalorisation de la cellule familiale en unité productive visant l’autosuffisance, en somme relative et fort éloignée pour l’instant de ce qui s’y pratiquait naguère. “En tout cas, le fromage cette année c’est le nôtre et quant à l'huile d'olive, nous l'avons acheté hors commerce à Petros dont l'épouse vient du Péloponnèse, c'est l'huile de son clan”, rajoute Katina.

Quincaillerie à l'ancienne. Trikala, le 3 janvier

Boutique de l'autre temps. Trikala, le 3 janvier

2014 et la vie continue aux dires usuels et usés de tous. Autant que la mort. La presse révèle avec une certaine retenue les nouvelles intoxications au monoxyde de carbone, ainsi que le décès de notre concitoyen anonyme en ce début janvier à Athènes. À ces 66 ans, il souffrait d’un cancer de trop... et comme il n’était plus assuré social - comme le presque tiers de la population du pays - les hôpitaux n’on pas voulu accepter son admission. Il aura ainsi rejoint les autres... au “Manoir des esprits” du mémorandum et de la Troïka, en ce vieux pays du pauvre et lugubre Antonis Samaras qui fait désormais semblant de présider au néant et à l’imposture de la dite Union européenne. Mauvaise blague.

Au village, plus personne ne commente le sketch des vœux d’Antonis Samaras ou celui des autres politiciens SYRIZA compris. Chacun s’affaire dans ses petites stratégies et conduites, tandis que les élus locaux en tout genre n’auraient pas perdu leurs... prérogatives du clientélisme indétrônable car finalement très adaptable et modulable au gré des temps nouveaux. Sauf pour les mourants par exclusion alors extrême.

Vendeur de chauffage. Trikala, le 3 janvier

Ventes. Trikala, le 3 janvier

On se chauffe alors principalement au bois et on boit le café assez serré à Trikala. La nouveauté tient à c’est que le plus grand nombre parmi les clients des bistrots n’évoque plus la politique ou la crise. À quoi bon, note notre cousin Yannis, “la crise, les politiques à suivre, les partis politiques, les mesures d'austérité, nous en avons eu droit et à la pelle depuis quatre ans. Donc basta. On le sait, on y vit même comme dans une météo”. Effectivement, les villageois évoqueront plutôt leur vécu direct de la récente récolte, ils joueront aux cartes et de plus en plus je crois, certains deviendraient alcooliques pendant que d’autres, mais ces derniers moins nombreux, se creuseront la tête pour peut-être se réorienter sans pour autant abandonner leur pratique paysanne.

Pâtisserie de saison. Trikala, le 3 janvier

Toujours au village, on évoque ainsi le suicide de Fanis d’il y a à peine deux semaines. Ce villageois et éleveur de son métier était incarcéré pour tentative de meurtre depuis trois ans. Yannis rapporte que d’après la dernière rumeur née au bistrot comme toutes les autres d’ailleurs, “Fanis aurait été assassiné ou presque”.

Notre bourgade compte déjà deux suicidés après faillite économique, un troisième en maison d’arrêt, plus d’une centaine d’émigrés nouveaux essentiellement en Allemagne, et désormais de nombreux caprins.

Katina notre cousine, apporta ses gâteaux faits maison car “acheter en ville dans les pâtisseries est désormais hors de prix”. Dimitri prédit qu’après les fêtes le “Manoir des esprits” fermera ses portes et la région retrouvera ses seules poussières d’hiver ainsi que la neige qui nous guette depuis les montagnes. Nous avons bu un dernier café près du monument dédié à la mémoire de Klavdios Markinas, le poète local oublié de tous. “Bonne année et vivement 2015... à Athènes c'est certainement plus dur”. Pourtant “la poésie c’est une éclaircie des sens” d’après Odysséas Elytis, notre grand poète.

Klavdios Markinas poète. Trikala, le 3 janvier




* Photo de couverture: En Thessalie occidentale, janvier 2013